بسم الله الرحمن الرحيم
Une série de petites histoires décrivant le quotidien des gens dans la société contemporaine, à travers leurs joies et leurs peines, comme autant de photographies instantanées.
SCÈNE 1 : L’HOMME DU BANC
En ce temps-là j’étais une jeune fille tout ce qu’il y a de plus normal, une ado de 17 ans décomplexée et joyeuse, insouciante et pleine de vie.
J’habitais avec ma mère et mon beau père dans un quartier pavillonnaire assez tranquille, et tous les soirs je rentrais à pieds du lycée avec ma meilleure amie, qui me laissait 500 mètres avant ma propre maison.
Ces 500 mètres consistaient principalement en une allée, bordée d’un côté d’une rivière, et de l’autre de maisons particulières cachées à la vue par de hautes haies.
Côté maisons s’étirait un simple trottoir.
Côté rivière, la rive assez large offrait un chemin de terre, serpentant entre une allée d’arbres et le talus qui plongeait vers le cours d’eau ; tous les 100 mètres, un banc double permettait une pause au badaud désireux d’écouter le bruissement mêlé de l’eau et des arbres.
Il y avait assez peu de passage, hormis les riverains qui sortaient leurs chiens, et quelques gamins l’été qui jouaient au ballon ou faisaient du vélo.
L’hiver, l’endroit était assez sinistre, éclairé seulement par de rares lampadaires très espacés ; et les faits que je relate ici se sont passés en hiver.
Un soir, alors qu’il faisait nuit et brumeux, je remarquai un homme assis sur un des bancs, côté route ; ce type m’intrigua car, en dépit du fait que tout le monde s’asseyait généralement côté rivière, et que sa présence à cet endroit, à ce moment, était insolite, il avait l’air bizarre d’un gars dont la conscience n’est pas très nette.
Quand je passai à sa hauteur, bien que sa tête ne bougeât pas, je pus deviner son regard posé sur moi, qui me suivait avec insistance.
Je l’oubliai assez vite, mais le lendemain matin, je le revis devant le lycée, qui me regardait avec insistance : sa mise était correcte mais ses vêtements usés et passés de mode laissaient deviner une condition sociale plutôt modeste ; ses traits étaient fatigués, son visage émacié, et sous son son vieux pardessus râpé semblait se cacher un corps décharné ; impossible de déterminer son âge, mais il pouvait avoir une quarantaine ou une cinquantaine d’années ; son regard, qui me fixait, était particulièrement vif et brillant, et me fit frissonner.
Je ne cessai de penser à cette apparition, toute la journée, et ne pus me concentrer sur mon travail, car j’avais la très nette impression que ce type louche en avait après moi.
Le soir, prétextant un coup de fatigue, j’appelai mon beau père et lui demandai de venir me chercher en voiture ; et lorsque nous passâmes dans l’allée, mon sang se glaça quand je vis le bonhomme assis sur le même banc que la veille, dans la brume.
Le lendemain, comme il se trouvait de nouveau devant le lycée, je me convainquis que ce type me suivait et qu’il pouvait représenter une menace : il pouvait s’agir d’un pervers, d’un détraqué, d’un tueur en série genre Fourniret.
Alors j’en parlai à mes potes de lycée, dont quelques solides rugbymen, et nous décidâmes d’agir.
Le soir, je pris normalement le chemin de la maison ; je vis de loin la silhouette posée sur son banc et m’avançai tranquillement à sa rencontre ; comme j’arrivai à sa hauteur, l’homme se leva vers moi et m’interpella : « Mademoiselle… ? »
Mais à peine se fut-il levé que, sortis de l’ombre, une demi-douzaine de gaillards l’attrapèrent et, le plaquant au sol, entreprirent de le dérouiller à coups de pieds ; m’approchant de la mêlée, je lui décochai un coup dans les côtes et, lui crachant au visage, lui lançai, pleine de haine : « Espèce de malade, vieux pervers, ça t’apprendra à harceler une gamine ! »
Nous le laissâmes sanglant et inerte, son corps à moitié sur la route, à moitié sur l’herbe de la rive ; un peu plus loin, nous croisâmes un vieux voisin qui promenait son chien, et qui sans le savoir allait à la rencontre du type.
Quelques mois se passèrent sans que je revisse mon harceleur : manifestement, il avait compris la leçon ; mais un soir, comme je croisai le vieux voisin, je fus étonnée de l’entendre m’interpeller car, à part des échanges de politesses, nous ne nous adressions jamais la parole.
« Sais-tu qui est le type que toi et tes copains avez laissé pour mort l’hiver dernier ? » me demanda-t-il froidement. Comme je commençai à protester, pleine de mauvaise foi, il ne m’en laissa pas le temps et reprit tout net : « C’est ton père. »
C’était comme si la foudre venait de me tomber dessus : mon père, je ne l’avais pas vu depuis au moins dix ans…
Comme la plupart des jeunes de mon âge, mes parents avaient divorcé quand j’étais toute petite, et mon père avait peu à peu disparu de ma vie, s’effaçant doucement de ma mémoire jusqu’à ne plus devenir qu’un lointain et brumeux souvenir.
Certes il m’était arrivé de penser à lui les premières années, et de poser des questions à ma mère, mais elle les éludait rapidement, d’un geste de la main, en me brossant un tel portrait de cet homme que je finis par le détester malgré moi.
Malgré moi, car au fond de mon cœur demeurait un vide, un manque, et la vague intuition que cette noire vérité qu’on m’imposait n’était pas celle que mes vagues souvenirs tentaient désespérément de faire remonter à la surface.
Pour le coup, tout ce passé enfoui émergea brutalement, et des images que je croyais dissipées à jamais revinrent nettement à mon esprit :
Mon père me racontant une histoire avant de dormir, me bordant et m’embrassant, passant de longues minutes à me réconforter quand je faisais des cauchemars, accompagnant avec vigilance mes premiers tours de roue en vélo comme s’il manipulait de la dynamite, me prenant en photo à mon anniversaire, me brossant maladroitement les cheveux…
D’un coup je ressentais la chaleur de sa paume contre la mienne, à la fois ferme et douce, solide et chaude, protectrice et aimante…
D’un coup je ressentais sa barbe naissante sur mes joues, et l’odeur de sa peau ; et sa voix grave et rassurante résonnait dans ma pauvre tête sur le point d’exploser.
Alors tout l’amour que je ressentais pour lui et qui était enfoui, refoulé au plus profond de mon être, refit brutalement surface ; toute la douloureuse vacance, laissée par ce père aimant qui m’avait tant manqué, envahit de nouveau mon cœur sur le point de flancher.
Comme je levai mes yeux pleins de larmes vers le voisin, il assena comme pour m’achever : « Il est mort. Il était très malade et le traitement que tes acolytes lui ont infligé n’a pas arrangé son état. C’est moi qui l’ai ramassé ce soir-là ; je l’ai reconnu, l’ai emmené à l’hôpital, et l’ai accompagné jusqu’à la fin. Il n’a pas voulu porter plainte, et ne voulait surtout pas que je te parle de lui : je crois qu’il avait honte – honte de sa maladie, de son état, de sa faiblesse… Il aurait voulu que tu sois fière de lui… »
Baissant les yeux, le regard perdu dans ses souvenirs, il fit une pause et reprit : « Ton père était un brave type, courageux, travailleur, serviable. Quand ta mère a demandé le divorce, il a été sali, diabolisé, calomnié, de telle sorte qu’il ne puisse plus t’approcher. Il en a beaucoup souffert, il a perdu son travail, a connu la galère… Je l’avais perdu de vue, jusqu’à ce triste soir. Il était revenu pour toi : comme tu approchais de la majorité il espérait pouvoir renouer le lien mais ne savait pas trop comment s’y prendre.”
Sur ces paroles, il reprit son chemin avec son chien en laisse, me laissant prostrée, à genoux, à quelques mètres à peine de l’endroit où, quelques mois plus tôt, j’avais laissé mon père agonisant.
Mon père qui m’avait tant aimée en souffrant toutes ces années d’absence, pendant que je l’oubliais dans l’égoïsme de mon adolescence.
Mon père que j’avais quasiment tué.
Mon père que je ne reverrais plus jamais…
Le 19 décembre 2018
SCÈNE 2 : L’HÉRITAGE
Maître Armand était un notaire de province retraité, qui avait l’habitude de se réunir avec d’anciens confrères juristes – avocats et notaires – à l’occasion de dîners au cours desquels ils se remémoraient, non sans nostalgie, leurs carrières bien remplies.
Mais ce soir là, Armand devait raconter une histoire qui romprait avec les anecdotes cocasses des études notariales, et autres brèves de Palais mettant en scène cocus vindicatifs et voleurs maladroits.
L’histoire lamentable d’un gâchis familial.
D’ailleurs, dès qu’il prit la parole, la gravité du ton qui empesait sa voix d’habitude pleine de bonhomie fit instantanément taire l’assistance, jusque là enjouée par les grands crus qui circulaient et les effluves de havanes – car ces dîners étaient avant tout des assemblées de bons vivants dans la plus pure tradition gauloise, et prétextes à libations rabelaisiennes :
« J’eus à régler il y a quelques années de cela une succession recouvrant une histoire familiale assez particulière :
« Un vieil artiste peintre, à moitié ermite, qui vivait quasiment retranché dans son atelier au milieu des toiles et n’en sortait presque jamais, avait déposé en mon étude un testament que j’eus à exécuter assez rapidement – car peu de temps après notre rencontre à l’hôpital en soins intensifs (il souffrait d’un cancer des poumons en phase terminale) il vint à s’éteindre.
« Je m’enquis donc de ses enfants qui héritaient et, après les avoir retrouvés et dûment convoqués, je les reçus afin de leur lire le testament.
« Il s’agissait de trois quadras – un homme et deux femmes pas franchement avenants, et manifestement peu affectés par les circonstances douloureuses qui m’amenaient à les réunir.
« Ils m’écoutèrent sans ciller, les mines vaguement agacées, leur exposer ce qui devait constituer leur héritage – et à l’issue de ma lecture l’agacement se transforma chez certains en colère, voire en hystérie.
« Car là était la particularité de cet héritage : le vieux peintre léguait à ses trois enfants près de 400 œuvres picturales – huiles sur toile, aquarelles, lithographies, dessins… – qui étaient le fruit de quarante années d’une production presque ininterrompue.
« Et comme l’artiste n’avait quasiment jamais vendu de son vivant, et donc n’avait pas de cote sur le marché de l’art, l’évaluation de son œuvre était dérisoire, proche de zéro – et dans tous les cas se révélait insuffisante à couvrir les frais de succession.
« La sœur aînée, glaciale, tout en colère rentrée, qui laissait entrevoir la mégère domestique qu’elle devait être, lança : « Si c’est une blague, cher Maître, elle est de très mauvais goût ! M’auriez-vous fait parcourir près de mille kilomètres pour quelques croûtes bonnes à brûler ? »
« La cadette de surenchérir, plus expressive dans sa colère : « Ce vieux salaud ne s’est jamais occupé de nous, ne nous a jamais rien donné de son vivant, et aujourd’hui il nous refourgue ses barbouillages moisis ? Mais qu’allons-nous bien pouvoir faire de toute cette merde ? Nous n’avons même pas de quoi la stocker !… »
« Le frère du milieu, plus posé et modéré, se montra plus courtois mais non moins intraitable : « Maître, mettez-vous deux secondes à notre place : notre père nous a abandonnés il y a quarante ans sans plus jamais donner signe de vie ; notre mère nous a élevés seule pendant qu’il peignait ses croûtes, travaillant dur pour subvenir à nos besoins et payer nos études ; il ne connaît même pas ses petits enfants qu’il n’a même jamais cherché à rencontrer ! »
« J’essayai bien de placer quelques objections, sur la base de ce que je savais de cette histoire, mais je me heurtais systématiquement à un mur – car manifestement ces enfants adultes étaient aveuglés par la rancune et ne laissaient place à aucune mansuétude ou indulgence ; et de toutes façons mon rôle n’était pas de panser les plaies du passé et de réconcilier ces gens avec leur défunt père, mais de régler le plus professionnellement possible cette succession difficile ; et la déontologie et l’étique – m’imposant recul et distance – m’interdisaient de prendre parti et de plaider la cause du vieux peintre auprès de ses intraitables héritiers.
« Et puis manifestement ils n’étaient pas enclins à la moindre écoute, totalement fermés et repliés sur leur position ; l’affaire tourna donc court : ils refusèrent purement et simplement l’héritage, qu’ils considéraient comme un affront, et le lot complet revint au légataire subsidiaire, marchand d’art de son état, qui se trouvait par ailleurs être le meilleur ami de leur père. »
Maître Armand baissa un moment les yeux, le regard perdu dans son assiette vide ; l’assemblée elle-même demeurait silencieuse, respectant son émotion manifeste et pressentant qu’il n’en avait pas fini avec cette histoire, et qu’il lui restait à soulager son cœur d’homme et de père qui battait sous la carapace de l’homme de loi assermenté.
Alors il reprit :
« Mais maintenant que tout cela est réglé et que je suis détaché de mon devoir de réserve, je peux faire part de mon sentiment personnel, et de la tristesse qui est la mienne…
« Comme je l’ai dit plus haut, je rencontrai le vieux peintre à l’hôpital, quelques jours avant son décès ; je fus introduit auprès de lui, afin de recueillir ses dernières volontés et de les coucher sur son testament, par son ami marchand d’art qui se trouvait également être mon ami – car je suis aussi amateur d’art à mes heures, et je ne dédaigne pas, parfois, d’investir dans une belle toile, comme certains d’entre vous le savent.
« L’homme parla peu et nous allâmes droit au but, car il était extrêmement fatigué ; mais comme je nourrissais de légitimes interrogations face à ce bien singulier testament (un homme ne léguait que des toiles à ses enfants qu’il n’avait pas vus depuis quarante ans), j’invitai l’ami marchand d’art à venir prendre un verre, avec l’intention non avouée de le faire parler. Ce qu’il fit sans difficulté car lui-même avait besoin de vider son sac.
« Il connaissait depuis toujours le vieux peintre, qui était un ami d’enfance ; il avait été le témoin privilégié de son mariage, de la naissance de ses enfants – mais aussi de son divorce et de ses tristes conséquences :
« Peu de temps avant son divorce, le jeune peintre qu’il était à l’époque commençait à percer sur le marché de l’art et à se faire un nom, disposant déjà d’une petite clientèle d’amateurs éclairés – mais encore bien marginale et loin d’être suffisante pour assurer à la famille des revenus réguliers et pérennes.
« Et cette vie de bohème, faite d’insécurité financière, n’était pas du goût de son épouse qui aspirait davantage à une vie bourgeoise sûre et rangée ; aussi avait-elle commencé à mener une double vie avec l’assureur de la famille, et s’empressa-t-elle de jeter son mari quand elle eut pu s’assurer de l’intention de l’assureur de la récupérer avec ses deux enfants et demi (elle était à l’époque enceinte de la troisième).
« Et elle ne fit pas les choses proprement, car pour s’assurer de l’élimination définitive du peintre de sa vie, elle inventa une histoire de violences conjugales – vraiment brodée de toutes pièces : car l’ami marchand d’art, qui connaissait bien l’artiste depuis toujours, pouvait certifier que malgré son rugueux caractère d’ours, il était incapable de faire du mal à qui que ce soit – d’autant que par ailleurs il était un affectif pur, très doux et aimant, et très proche à l’époque de ses jeunes enfants qui l’adoraient.
« Comme il n’y avait d’ailleurs aucune preuve matérielle et que tout reposait sur les déclarations de la mère (ainsi que de quelques témoins de complaisance), le peintre écopa d’une condamnation légère – qui suffit néanmoins à motiver à son encontre des mesures conservatoires, consistant en une interdiction d’approcher la mère et les enfants.
« Car il est bien connu que la justice prend pour argent comptant, dans ces affaires familiales, toutes les accusations des mères, et qu’elles sont prétexte à discriminer massivement les pères – j’en ai moi-même fait l’amère expérience, à titre personnel, malgré ma qualité d’officier ministériel, devant me contenter, à l’issue de mon divorce, du régime 26/4 (26 jours dans le mois chez la mère et 4 chez le père), tout en étant astreint à une pension faramineuse et à une indemnité compensatoire non moins exorbitante – mes amis avocats savent parfaitement de quoi je parle ici.
« Notre peintre bénéficiait tout de même (si j’ose dire) de visites médiatisées relativement espacées, mais au bout de quelques mois elles furent levées car les enfants manifestèrent expressément leur intention de ne plus voir leur père, arguant du profond malaise qu’il leur procurait à chacune de ces visites.
« Alors que quelques mois auparavant encore, il entretenait avec eux une relation quasi-fusionnelle : il était manifeste que les enfants étaient retournés mentalement, victimes d’un SAP (syndrome d’aliénation parentale).
« L’homme ne savait pas se défendre et se résigna finalement à cette situation, face à l’autisme de la justice qui refusait obstinément de tenir compte de ses nombreux courriers, dans lesquels il n’avait de cesse de dénoncer les manœuvres de la mère.
« Le pire, c’est que le premier semestre de visites médiatisées se passa si bien, que le point rencontre délivra un compte-rendu attestant que, non seulement cet homme était un père aimant et protecteur, mais encore que des deux parents il était le parent fiable.
« Mais là encore, la justice fit la sourde oreille et persista à laisser les enfants sous la responsabilité exclusive de la mère, retirant au père l’autorité parentale et tout droit de les approcher : ainsi va la justice familiale dans la République des Droits de l’Homme, avec pour règle d’or celle du « Tout, sauf le père ! ».
« Et pourtant l’autorité de la mère était notoirement défaillante, ce qui mena les enfants à plusieurs placements – leur enfance et leur adolescence étant rythmées par les mesures éducatives, les séjours en foyers et en familles d’accueil, et peuplées de travailleurs sociaux et de juges des enfants.
« Mais la mère les avait conditionnés mentalement à la haine du père, les convainquant qu’il était l’unique responsable de ce naufrage ; et cette haine ne les quitta plus de toute leur vie.
« Naturellement il sombra dans une profonde dépression, cessant de peindre pendant plusieurs années, et ne dut sa survie mentale et financière qu’à son fidèle ami marchand d’art, qui le portait littéralement à bout de bras.
« Et lorsqu’il se remit à produire, il se refusa formellement à vendre quelque œuvre que ce soit, affirmant que tout son travail d’artiste (qui représentait la moitié de sa vie) reviendrait à ses enfants (qui représentaient l’autre moitié) ; et cette idée que son art serait le lien dans le temps avec ses enfants le porta sa vie durant, et il n’eut de cesse de peindre pour eux – survivant de l’aide sociale et de la générosité de son ami marchand d’art.
« Il était d’ailleurs si jaloux de son art (qu’il considérait comme la propriété exclusive de ses enfants) que nul ne vit jamais la moindre de ses œuvres – qu’il recouvrait systématiquement ; même son ami marchand d’art, qui pourtant était la seule personne autorisée à pénétrer dans son atelier, n’aperçut pas le plus petit coin d’une toile.
« Les années passèrent ainsi ; il ne sut même pas qu’il devint grand père car, lorsqu’il essayait de retrouver la trace de ses enfants, il se heurtait à de telles difficultés qu’il était vite dissuadé de les rechercher : ainsi fut-il approché, un jour, par la femme de son fils, qui lui envoya une lettre de menaces si violente qu’il en fut à nouveau ébranlé pendant plusieurs mois, cessant une nouvelle fois de peindre ; d’autant qu’à cette missive succéda une enquête préliminaire de gendarmerie qui, sur dénonciation de la prétendue menace qu’il faisait peser sur son « ex » famille, donna lieu à plusieurs auditions sur fond de surveillance accrue et de suspicion.
« Puis, l’âge augmentant, sa santé déclina d’un coup et, fondamentalement abîmé par cette histoire, il déclara un cancer foudroyant des poumons – alors qu’il n’était même pas fumeur.
« C’est dans ce contexte que je le rencontrai, sollicité par notre ami commun le marchand d’art ; nous assistâmes tous deux, quelques jours plus tard, à ses obsèques – intégralement prises en charge par le marchand d’art – et nous y fûmes les seuls : cet homme partit ainsi dans la douleur et l’indifférence totale de sa famille.
« L’ironie de l’histoire, c’est que, pour honorer la mémoire de son ami, le marchand d’art commercialisa, quelques mois après son décès, ses presque 400 œuvres.
« Et le succès fut immédiatement au rendez-vous – car il s’avérait que l’homme était un pur génie : les collectionneurs du monde entier s’arrachèrent vite à prix d’or ses œuvres, qui générèrent en très peu de temps des bénéfices colossaux pour le marchand d’art – qui se vit ainsi récompensé d’avoir soutenu toute sa vie ce père malheureux.
« Je précise que le marchand d’art ne sut qu’il héritait qu’au moment d’hériter, après que les trois enfants eurent eux-mêmes refusé le legs : c’est dire que son soutien à son vieil ami fut toujours désintéressé, exclusivement motivé par l’amitié et la compassion.
« Et comme il était déjà un homme riche, et qu’il avait à cœur de consacrer et d’honorer l’amour paternel du vieux peintre, ainsi que ses dernières volontés, il prit la décision de reverser aux trois enfants 80 % des bénéfices des ventes des œuvres de leur père – ce qui devait leur assurer fortune et confort pour le reste de leur vie.
« Et cette fois, ils acceptèrent sans broncher… »
Le 22 septembre 2019
SCÈNE 3 : LE FOU DE L’AÉROPORT
Il était une fois un homme qui rentrait de voyage, dans un aéroport du bout du monde.
Il avait à la fois voyagé pour ses affaires, qui étaient fructueuses, et pour le tourisme, profitant de ce déplacement exotique pour se balader et passer du bon temps.
Il s’agissait d’un homme heureux et comblé dans la vie : son commerce était florissant, ses enfants étaient beaux, sa femme était largement occupée avec tout l’argent qu’il lui lâchait et lui fichait la paix, et lui-même était plus que pris par ses maîtresses, ses amis, et le golf…
Maintenant il avait hâte de retrouver son petit univers : sa somptueuse propriété de 5 000 m² habitables et sa collection de supercars – et plus spécialement la petite dernière, une splendide Bugatti La Voiture Noire.
C’était donc avec fébrilité et impatience qu’il se présenta au contrôle des passeports, plein de morgue et d’autorité, sûr de son importance et de l’expédition de cette vulgaire formalité – d’autant qu’il passait au point de contrôle VIP, où il n’y avait pas de queue.
En toute logique, son pilote privé était déjà passé plusieurs heures auparavant pour préparer le vol et les formalités inhérentes, et l’attendait à bord de son jet pour décoller.
Il balança son passeport au fonctionnaire des douanes, sans même un regard pour ce dernier.
Et là, l’impensable se produisit : le préposé, après un examen rapide, repoussa vers lui le document avec un geste des deux mains qui signifiait : « Dégage ! ».
Alors l’homme, vexé, repoussa à son tour son passeport vers le douanier en fustigeant son incompétence, et en lui ordonnant de le tamponner : alors qu’on lui faisait toujours des courbettes, celui-ci n’avait pas l’air de savoir à qui il avait affaire.
Mais le douanier, en un geste d’agacement, renvoya le passeport vers son expéditeur, non sans proférer quelques paroles signifiant que le document ne valait rien – comme s’il s’agissait d’une vulgaire contrefaçon.
Alors notre homme vit rouge et déclencha un véritable scandale, hurlant et gesticulant, rappelant qui il était, quelles étaient ses relations qu’il ne manquerait pas de faire jouer.
Un attroupement se fit et un haut gradé se présenta : enfin on allait le prendre au sérieux, et le bon à rien qui le bloquait allait payer chèrement sa négligence et son insolence.
Mais le gradé, après un rapide coup d’œil au passeport, fit une moue d’agacement signifiant qu’on le dérangeait pour ça, et le balança carrément au visage de l’homme.
Ce dernier, stupéfait, resta figé sur place ; et quand une petite armée de fonctionnaires le refoula en dehors de la zone de contrôles, dans l’immense salle des pas perdus de l’aéroport, il ne se révolta même pas.
Le temps de reprendre ses esprits, il tenta de s’organiser : il prit son téléphone et entreprit de lancer quelques appels bien placés qui devaient le sortir de ce mauvais pas.
Mais là encore l’impensable se produisit : aucun des numéros, qui la veille répondaient normalement, n’était attribué – qu’il s’agisse de ceux de ses amis ministres et diplomates, ou de ses proches et familiers.
C’était surréaliste, ubuesque, kafkaïen…
Perplexe, il se posa sur un siège et passa de longues heures à réfléchir ; et quand la fatigue et la faim le gagnèrent, il se décida à bouger : d’abord manger quelque-chose, et prendre une chambre d’hôtel – car il commençait à se faire tard, et la nuit porte conseil.
Alors il se présenta à un distributeur de billets, mais sa carte fut immédiatement avalée – et cette fois il commença à ressentir de la terreur : lui qui avait l’habitude que tout lui obéisse au doigt et à l’œil, il était paniqué ; alors, fébrilement, il introduisit toutes ses cartes de crédit, mais toutes connurent le même sort.
Il fouilla donc le fond de ses poches et, lui le milliardaire qui habituellement ne savait que faire de sa fortune, n’y trouva paradoxalement que quelques pièces de monnaie, qu’il rassembla à grand peine afin de s’acheter un vulgaire sandwich.
Comme il s’agissait d’un grand aéroport qui tournait 24/24, il trouva un banc à l’écart sur lequel il s’allongea, sombrant rapidement dans un sommeil angoissé mais profond.
Le lendemain, il essaya encore quelques démarches, fébrilement, mais aucune n’aboutit : aucun des numéros enregistrés dans son téléphone, qui constituaient sa vie et son univers, ne semblait plus exister, chaque appel lui retournant un message selon lequel le numéro n’était pas attribué ; c’était comme si toute son existence s’était évaporée, depuis son aspect professionnel et économique, jusqu’à sa dimension privée et familiale : hier homme puissant et respecté, il n’était aujourd’hui plus rien, dans la mesure où il n’était plus rattaché à rien de ce monde et où tous ses liens avec cette existence terrestre s’étaient évaporés.
Il essaya bien d’approcher les autorités aéroportuaires (la police, la douane…) pour expliquer sa situation, mais personne ne le prenait au sérieux, et chaque fois qu’il présentait un document officiel, passeport ou pièce d’identité, on le lui renvoyait à la face comme s’il s’agissait d’une grossière contrefaçon, et en tout cas d’une mauvaise plaisanterie.
En outre, ses bagages ayant été enregistrés avant son passage au contrôle des passeports, il n’avait plus d’autre effet personnel que ce qu’il portait sur lui ; son téléphone tomba vite en panne de batterie, et comme ses cartes de crédit avaient été avalées, il n’avait plus aucun moyen de paiement ; en ville, il essaya l’ambassade de son pays qu’il gagna péniblement à pied, mais on le refoula tout aussi rudement qu’à l’aéroport : c’était incompréhensible, son identité même n’était pas reconnue et ne semblait plus exister ; il était devenu une espèce de fantôme coupé du monde, sans nom, sans famille, sans pays…
Alors il retourna à l’aéroport, cet endroit de passage où les gens ne vivent pas mais transitent, et commença à y mener une vie de marginal, ne vivant que d’aumônes et d’expédients, et sombrant rapidement dans un état de clochardisation avancé.
Cette situation dura de longues années, et à l’aéroport on l’appelait le fou, car il racontait à qui voulait l’entendre qu’il était un homme riche et puissant, qu’il n’avait rien à faire ici dans cette posture délicate, qu’il avait des voitures de luxe et plusieurs milliers d’hommes sous son autorité – invoquant le complot qui seul pouvait expliquer ce mauvais pas : c’était évident, on voulait le bloquer ici pour s’accaparer sa fortune et le spolier.
Un jour, comme il était assis sur son banc fétiche, ruminant sa déchéance avec un profond sentiment d’injustice qui ne le quittait pas, un homme vint s’asseoir auprès de lui sans qu’il y prît vraiment garde.
Pourtant, cet homme ne le lâchait pas du regard, l’observant attentivement du coin de l’œil ; au bout d’un moment, il l’interpella : « Je sais qui vous êtes Mr X (utilisant le nom sous lequel il était connu et respecté dans son ancienne vie) : votre identité, votre histoire, votre fortune me sont parfaitement connues. Mais tout cela est bien terminé, car ALLAH ﷻ a fini par prendre ombrage de votre arrogance d’homme arrivé, et a décidé d’effacer tout votre passé comme s’il n’avait jamais existé, vous renvoyant devant LUI à votre dénuement originel d’homme faible. Et Il veut désormais que vous mettiez votre talent à Son Seul Service. »
L’autre reçut tout ça comme un choc et ne trouva rien à répondre ; il fixa de longues minutes, dans un état de sidération, cet inconnu venu de nulle part, et qui non seulement venait de lui confirmer qu’il n’était pas fou, mais encore venait de lui donner abruptement l’explication de tout cela, aussi surréaliste qu’elle puisse paraître : « Mais… qui êtes-vous ? finit-il par bafouiller à l’adresse de l’homme.
– Je suis un messager, chargé de vous informer et de vous préparer à votre nouvelle vie : ALLAH ﷻ vous veut pour LUI, pour prêcher et rappeler Sa Présence aux hommes et femmes qui transitent ici ; et cet aéroport sera désormais votre demeure, et votre chaire ; vous allez devenir un grand Shaykh, un sage respecté, et des milliers de gens viendront du monde entier dans cet aéroport pour y chercher votre soutien spirituel ; maintenant que vous voilà purifié de tout ce qui faisait votre orgueil – fortune, famille, bien matériels – il n’y a plus de place dans votre cœur que pour LUI, et vous êtes prêt à recevoir la science que je vais vous donner en Son Nom – si toutefois vous êtes d’accord. Dans le cas contraire je retournerai d’où je viens et vous ne me verrez plus jamais. Il se peut même qu’Il vous restitue votre passé et votre fortune – mais vous serez alors promis à l’enfer et à la déchéance dans l’au-delà. Vous avez 24 heures pour réfléchir, je reviendrai au terme de ce délai. »
Sur ce, il disparut comme il était arrivé – dans la foule ou ailleurs.
Le lendemain, quand il se présenta à nouveau sur le banc, l’homme avait les yeux emplis de larmes : « Vraiment, Il me veut vous dites ?
– Oui, Il vous veut.
– C’est que, voyez-vous, toute ma vie je L’ai désiré ; toute ma vie j’ai attendu un signe de Sa Part ; mais comme rien ne venait, j’ai déchargé ma frustration dans les affaires, tâchant de combler Son manque par le succès, et la richesse, et les enfants, et les bien matériels ; j’ai voulu LUI montrer que je pouvais réussir sans LUI, atteindre à la richesse, et obtenir tout ce que je voulais. Mais au fond de moi restait ce vide énorme, ce manque de Sa Présence…
– Nous savons tout cela ; et s’Il n’avait pas lu ce manque dans votre cœur, Il vous aurait abandonné à votre fortune, et à votre succès matériel, pour mieux vous faire chuter après. Mais votre désir de LUI a fait écho, et Il y a répondu par un désir encore plus grand.
– Alors qu’Il me prenne, je suis tout à LUI, je suis Son serviteur…
– Très bien, nous n’en attendions pas moins de votre part ; nous allons commencer votre éducation, et votre initiation à Ses Secrets – vous donnant la science nécessaire à l’accomplissement de votre mission sur cette terre. Sachez simplement que vous retrouverez votre famille dans l’au-delà… »
L’homme tomba prosterné, passant de longues minutes à inonder le sol de larmes ; quand il se releva, le mystérieux messager avait disparu – mais il revint dès le lendemain, et le surlendemain, et tous les autres jours pendant plusieurs mois, dispensant à son disciple un savoir occulte qui fit de lui un Badal parmi les Abdal.
Officiellement, il demeura le fou de l’aéroport ; mais dans la hiérarchie des saints musulmans, il était devenu un maître de haut rang, qui dispensait son enseignement et sa Lumière à des voyageurs choisis – soit que ces derniers fussent guidés vers lui à leur insu, soit qu’ils vinssent délibérément chercher sa science, envoyés par leur Shaykh ou portés par la rumeur qui parlait d’un saint étrange accomplissant des prodiges dans un aéroport international.
La même rumeur qui voulait, comme une légende, qu’il reçut directement son enseignement de Sayyidina Al-Khidr – qui de fait aurait été le mystérieux messager du banc.
Mais ça, Seul ALLAH ﷻ le sait.
Le 14 juillet 2020