بسم الله الرحمن الرحيم
La notion d’ego, de prime abord, est assez vague et complexe (car beaucoup de confusions y sont attachées), mais s’inscrit néanmoins dans un cadre bien déterminé.
Ce qu’on a coutume d’appeler « ego », dans la science du Tasawwuf, c’est An-Nafsu Al-Ammara Bi As-Su’i : l’âme instigatrice du mal, ce pôle inférieur du cœur issu de Ce Pôle Supérieur Qu’est L’Esprit Divin, qui En est toute la partie dégradée pour s’être consacrée aux choses matérielles, et détachée du fait de cette altération, et formant un amas dans le bas du cœur.
Cette partie de L’Esprit Divin, par le plaisir qu’elle y a pris, a enregistré ces activités élémentaires du monde matériel auxquelles elle s’était nécessairement consacrée par besoin physiologique (manger, dormir, s’accoupler…), et c’est bien parce qu’elle porte désormais en elle ces choses qu’elle est dégradée et désolidarisée de Ruh — comme déchue ; et depuis sa constitution en Nafs, elle n’a de cesse d’inciter à les reproduire — mais cette fois gratuitement, au-delà du strict cadre des besoins vitaux, pour le seul plaisir, en conscience plutôt que par instinct (autrement dit, Nafs va concentrer et cultiver, comme autant de passions et de vices, tous les plaisirs liés à la satisfaction des besoins corporels, matériels, mais aussi de reconnaissance personnelle comme on va le voir).
Car en même temps qu’elle s’est formée, l’esprit personnel s’est éveillé, et avec lui les éléments de l’identité individuelle, et la conscience personnelle, et le libre arbitre : c’est donc à ce moment que l’homme commence à prendre conscience de son « existence », de son image, de son influence, de sa place dans le monde, et qu’il va expérimenter les plaisirs liés à cette conscience de soi : et c’est ainsi qu’en plus d’enregistrer les plaisirs liés aux besoins primaires du corps (manger, s’accoupler…), Nafs enregistre les plaisirs liés à l’image personnelle ; car au gré de ses interactions avec le monde matériel, l’homme va se sentir beau, intelligent, fort…, et en tirer de la fierté voire de l’orgueil (ou, selon l’excès inverse mais relevant du même principe d’hyper conscience de soi — alors que l’homme sain selon la Fitra ne devrait être conscient que d’ALLAH ﷻ —, il va se trouver laid, stupide, faible, médiocre…, et se détester, ce qui n’est jamais que le rejet de son identité telle que la lui a conférée ALLAH ﷻ à titre de dépôt, et relève donc de la mécréance élémentaire).
L’esprit personnel concentre donc l’identité de l’individu, son caractère, son libre arbitre, et la conscience de soi — mais neutralement.
Nafs, quant-à elle, comprend deux niveaux : celui des plaisirs liés à la seule satisfaction des besoins élémentaires du corps, d’une part — et c’est l’ego primaire ; et d’autre part, celui des plaisirs liés à la conscience de soi, par lequel on veut « exister », se manifester, s’imposer, dominer, briller — et c’est l’ego secondaire ; et c’est elle (Nafs) qui en permanence va inciter l’esprit personnel et le libre arbitre à prendre des décisions liées à la réitération gratuite des plaisirs du corps, et à la culture narcissique de l’image personnelle (narcissique, car on peut cultiver l’image avec une intention plus noble — et c’est ainsi qu’ALLAH ﷻ, à des fins de Daʿwa, a exalté la renommée de Son Messager ﷺ), et donc au mal (car tout ce qui est orienté vers soi — qu’il s’agisse du corps ou de l’image — n’est pas orienté vers ALLAH ﷻ, et tout ce qui n’est pas orienté vers ALLAH ﷻ, en termes d’intention, tend au mal).
Quant-au proprium, il s’agit d’une donnée arbitraire attachée à l’esprit personnel, qui comporte tous les éléments de l’identité attribués par ALLAH ﷻ ; et parmi eux se trouve le caractère, qu’il s’agit de ne surtout pas confondre avec l’ego : ainsi, on peut avoir un fort caractère et être enclin au bien (donc ne pas être disposé à servir son ego mais les autres), et avoir un caractère doux et effacé et être profondément égoïste ; c’est ainsi qu’un coléreux autoritaire (par nature) peut très bien avoir une intention orientée vers ALLAH ﷻ, et se mettre au service des autres, et tendre à l’excellence du comportement, bien que de prime abord il semble avoir un « mauvais » caractère : ainsi Sayyidina ʿUmar رضي الله عنه était-il un croyant réalisé avec un tempérament de lion et une main de fer — et il faut de ces forts tempéraments pour servir La Cause d’ALLAH ﷻ, ce qu’avait parfaitement compris Sayyidina Muhammad en invoquant ALLAH ﷻ pour qu’Il renforce l’Islam de Sayyidina ʿUmar رضي الله عنه ; et c’est ainsi qu’inversement un doux avec un tempérament d’agneau peut ne penser qu’à sa petite personne, entièrement orienté qu’il est vers Nafs et la jouissance.
On trouve également dans le proprium (avec les éléments du caractère, du tempérament) les goûts élémentaires de l’individu, là encore parfaitement arbitraires : c’est ainsi que, sans savoir pourquoi, on aime telle couleur, ou telle saveur, ou telle odeur, tandis qu’on déteste telle ou telle chose ; là encore, il s’agit de ne pas confondre ces goûts élémentaires avec les goûts et passions développés par Nafs au gré de l’expérimentation (et il y a bien cette notion d’acquis dans les attachements de Nafs, quand les goûts élémentaires sont innés), comme par exemple les addictions pour ces choses illicites que sont le jeu, l’alcool, les drogues, le sexe, ou même pour ces choses courantes que sont la nourriture, l’argent, les voitures… : les premiers (les goûts élémentaires) relèvent du proprium, et les seconds (les passions et addictions) de l’ego ; et c’est ainsi que quelqu’un qui manifeste normalement, sans excès, son tempérament ou ses goûts élémentaires, tels qu’attribués par ALLAH ﷻ, n’agit pas par ego, quand celui qui s’adonne, délibérément ou pas, à des passions acquises, agit bien par ego ; on précise tout de même que le croyant parvient à modérer voire effacer même les attributs innés du proprium, de manière à ce que ne subsistent que Les Attributs Divins — et cet effacement se produit par ALLAH ﷻ, pas du fait de son effort personnel ; car le proprium a vocation à disparaître dans le cas où ALLAH ﷻ Se substitue à l’esprit personnel, ne conservant de ce dernier que sa dimension élémentaire (nom et image) pour Se voiler derrière et avancer à couvert dans le monde des hommes.
Quoiqu’il en soit, ce qu’on a coutume d’appeler « ego » correspond bien, en spiritualité (et plus spécialement dans la science du Tasawwuf), à ce pan déchu de L’Esprit Divin qu’est An-Nafsu Al-Ammara Bi As-Su’i (qu’on réduit un peu abusivement, de manière elliptique, à l’appellation de Nafs, vu que Nafs sert en réalité à désigner tout le spectre de l’âme humaine dans ses sept degrés, depuis le degré de noirceur le plus bas jusqu’au degré de perfection le plus élevé),
- qui s’est formé et déposé dans le bas du cœur après avoir servi le corps et l’image personnelle — et surtout pour y avoir pris du plaisir (sans cette notion de jouissance conscientisée, L’Esprit Divin serait resté Pur, ne Se serait pas altéré/corrompu, et ne Se serait pas transformé en Nafs),
- qui concentre donc tous les attachements à autre qu’ALLAH ﷻ (c’est-à-dire toutes les passions et tous les vices liés au corps et à la conscience de soi dans leur interaction avec le monde matériel, et plus largement toutes les adorations d’autre(s) qu’ALLAH ﷻ, qui finissent toujours par se traduire par des représentations formelles — qu’il s’agisse de statues, de dessins, de photographies, voire d’incarnations proclamées —, et qui n’ « existent » que par rapport à soi, que par rapport à l’intérêt qu’on y trouve, quand la vraie adoration du Seul Digne d’adoration implique nécessairement l’effacement de soi),
- qui agit sur l’esprit personnel comme pôle d’influence, comme force d’attraction, en opposition à L’Esprit Divin de manière à l’En détourner et à le ramener sans fin à l’interaction délibérée avec le monde matériel, avec une intention de jouissance.
Mais la frontière entre l’esprit personnel et Nafs peut être poreuse, si le premier se rapproche trop de la seconde, voire s’éteint en elle : c’est ainsi que des éléments innés de l’esprit personnel (qu’il s’agisse de goûts ou de traits de caractère) peuvent finir par se confondre avec Nafs au point d’en faire partie, à terme : ainsi, un coléreux de nature peut finir par cultiver le courroux à force de trouver du plaisir dans ses accès de colère (des études scientifiques ont démontré que des niveaux élevés de dopamine peuvent être libérés lors de réponses agressives, procurant un sentiment de satisfaction ou de récompense), ou quelqu’un qui aime manger salé peut finir par consommer excessivement de sel, sans se modérer, au point de devenir malade ; d’où la nécessité de bien se connaître, de savoir ce qui en soi relève de l’inné (de l’esprit personnel), et ce qui en soi relève de l’acquis (de Nafs), afin de bien veiller à contenir ce qui relève de l’inné, et à ne pas laisser Nafs se l’approprier — mais aussi de manière à refouler purement et simplement ce qui relève de Nafs : ainsi, le coléreux devra être bien conscient de sa propension naturelle à la colère de manière à la brider, à ne pas se laisser déborder par elle, et à se garder d’y prendre du plaisir — car une colère qui tourne au défoulement, au plaisir, ne relève plus d’un état spontané, mais d’une perversion avec une intention de faire mal et d’en jouir (comme ces gens qui, sous l’emprise d’une rage routière, ont manifestement l’intention de se venger d’une simple queue de poisson, ou d’un refus de priorité, en détruisant la voiture de l’autre conducteur, ou en le frappant, pour compenser, par la satisfaction d’infliger à leur tour une humiliation ou un dommage, leur frustration d’avoir été dominé, leur sentiment d’avoir été humilié) : car elle est passée sous le contrôle de l’âme instigatrice du mal, alors que, dans le cas d’un esprit personnel orienté vers Ruh, elle aura fait l’objet d’un effort de maîtrise, conformément à la recommandation (et à l’exemple) de Sayyidina Muhammad ﷺ ; or, quand l’inné devient de l’acquis, quand le naturel devient cultivé (ce qui est le cas des besoins biologiques élémentaires qui finissent par rentrer dans le champ de Nafs), il devient par la suite compliqué voire impossible de dissocier la part d’acquis de la part d’inné, car on se retrouve souvent avec un nœud inextricable dans lequel le plaisir, qui cherche constamment à repousser ses limites, a littéralement phagocyté le besoin élémentaire qu’il a fini par absorber, annihiler dans son marécage de turpitude ; ce qui fait qu’il devient quasi impossible de revenir au seul besoin élémentaire, et qu’à moins de se résoudre à y renoncer définitivement, on ne peut éradiquer les besoins secondaires dont la chute entraînera forcément la sienne (autrement dit, on ne peut éradiquer les besoins secondaires qu’en se résolvant à sacrifier avec eux le besoin élémentaire noyé dedans) : c’est notamment le cas des perversions sexuelles qui, reposant sur la jouissance « normale » de la sexualité conventionnelle, l’ont littéralement dénaturée et donc détruite dans son état original en la poussant toujours plus loin ; d’autant que ces perversions laissent aussi des traces dans ce pan de l’esprit personnel qu’est la mémoire brute, traces qui constituent un risque permanent de réactiver Nafs quand bien même elle aurait fait l’objet d’un intense travail de purification ; et qu’à moins d’un effacement pur et simple, par La Grâce d’ALLAH ﷻ, de cette mémoire de stockage, il paraît compliqué de nettoyer l’esprit personnel de certains souvenirs tenaces, particulièrement prégnants ; et d’autant plus compliqué d’empêcher le diable de les rappeler à Nafs, qui se fera fort de se les réapproprier et d’inciter le libre arbitre à les reproduire, si ce n’est par le passage à l’acte, du moins par l’intention.
Pour résumer, l’ego, c’est le plaisir qu’on prend à exister dans le monde matériel, la jouissance qu’on trouve dans l’interaction entre soi (corps et image) et le Dunya ; et le siège de cet ego, de cette relation passionnelle avec le bas monde, c’est Nafs, qui stocke tous les plaisirs qu’on prend ici bas — qu’il s’agisse des plaisirs narcissiques liés à l’image qu’on renvoie, ou des plaisirs liés au corps ; l’ego, c’est aussi l’appropriation et l’exacerbation, par Nafs qui les cultive quand l’esprit personnel s’est trop rapproché d’elle, des attributs du proprium (qu’il s’agisse des goûts innés ou des traits de caractère élémentaires) — alors qu’ils ont vocation à disparaître en Ruh.